Les premiers textes bretons où apparaissent les personnages de la cour arthurienne ne s’attardent pas sur les sentiments des chevaliers. Les unions comme celle d’Arthur et de Guenièvre, les naissances comme celle d 'Arthur, sont évoquées dans une perspective historique et dynastique. Les héros agissent, combattent, construisent un monde chevaleresque dans lequel l’amour et les sentiments n’ont pas de place. Seule la passion du roi Uterpendragon pour la femme de son vassal, Ygerne, est décrite en quelques lignes : son coup de foudre, ses tourments amoureux et la ruse que lui propose Merlin pour passer une nuit avec Ygerne sont racontés par Geoffroy de Monmouth, puis par Wace. La conception d’Arthur, événement de premier plan dans la légende arthurienne, est ainsi mise en avant. C’est seulement avec l’apparition des romans au XIIe siècle et d’une écriture tournée vers la psychologie et l’analyse des comportements et des motivations des héros que les personnages arthuriens sont dotés d’une vie sentimentale.
L'amour chez Chrétien de Troyes
Chrétien de Troyes (ca. 1135-ca. 1185) le premier décrit dans ses romans une chevalerie arthurienne qui, bien que définie d'abord par la prouesse guerrière et les exploits, possède une dimension humaine et affective. Le chevalier, attentif aux valeurs morales et spirituelles, fidèle et loyal, généreux envers ses adversaires, tourné vers ceux qui peuvent avoir besoin de lui, n'est pas insensible à l'amour. Au contraire il ne peut se réaliser pleinement que s'il met sa valeur et ses qualités au service d'une dame et de l'amour. La chevalerie arthurienne n'est pas seulement un ordre militaire, mais traduit un idéal de vie hors du commun où le cœur a sa place. Les personnages féminins sont nombreux dans ces romans arthuriens et jouent un rôle essentiel dans la carrière des chevaliers et dans leur réussite ; l'amour pour une dame et les exigences que cela suppose forment un contrepoint au monde guerrier habituel aux chevaliers. De Chrétien de Troyes qui démontre dans ses œuvres que les plus brillants héros ne peuvent échapper à l'irruption de l'amour jusqu'aux romanciers du XIIIe siècle qui, le plus souvent inspirés par une réflexion religieuse, condamnent les excès causés par l'amour, la littérature médiévale romanesque offre une superbe réflexion sur la façon dont amour et chevalerie peuvent se rencontrer.
Chacun des romans de Chrétien de Troyes – sauf le Conte du Graal –, tout en étant situé dans un cadre arthurien, repose sur une structure construite autour d’une intrigue amoureuse. Chacun des héros est amené à suivre un parcours où prouesse et amour sont parfois difficiles à concilier : Erec oublie les devoirs de la chevalerie et préfère les joies de l’amour, Yvain privilégie la recherche de la gloire à sa fidélité à sa dame, Cligès ne peut connaître la réussite avant pouvoir aimer son amie Fénice, Lancelot ne peut trouver le bonheur sans l’amour de la reine Guenièvre. Peintre subtil des émotions et des sentiments, Chrétien de Troyes donne à ses personnages une densité et une personnalité qui va désormais les accompagner dans tous les textes où ils vont apparaître et en faire des types littéraires qui traverseront les siècles.
Le "péché du monde"
Au XIIIe siècle le roman arthurien, désormais constitué en genre littéraire connaît un vif succès. Chrétien de Troyes est imité et donne naissance à des œuvres multiples qui en vers ou en prose reprennent et complètent les aventures des héros arthuriens. Certains personnages connaissent une fortune littéraire plus importante que d'autres. C'est le cas de Gauvain et de Lancelot qui tous deux incarnent deux conceptions de l'amour. Modèle courtois chez Chrétien de Troyes, Gauvain devient un séducteur patenté tandis que l'amour de Lancelot et Guenièvre est condamné, les amants devant se repentir.
Plus les textes sont nourris par une inspiration religieuse et plus la vision de l’amour est négative. La Quête du Saint Graal, roman écrit vers 1225-1230 dont l’auteur est peut-être un moine cistercien, dénonce avec force "le péché du monde", l'amour humain devenant synonyme de luxure et interdisant aux hommes d’être comblés par la grâce divine. C’est ainsi que la quête du Graal ne peut être achevée par les chevaliers arthuriens trop mondains et englués dans leur péché de chair : Hector et Gauvain sont rapidement disqualifiés ; Lancelot le sera ensuite malgré sa prouesse et malgré ses efforts pour renoncer à la reine car il reste à tout jamais marqué par cet amour ; Bohort réussira à s’approcher du Graal car il n’a commis le péché de chair qu’une seule fois et sous l’emprise d’un sortilège et s’est gardé depuis de toute luxure ; Perceval qui a gardé sa virginité et n’a connu aucune aventure amoureuse sort vainqueur de toutes les tentations et peut s’asseoir à la droite de Galaad à la Table ronde. Galaad seul est capable non seulement de chasteté, mais de renoncer à tout ce qui est mondain, et seul il parviendra à voir le Graal et à rejoindre le Christ au Ciel. La chevalerie terrienne est remplacée par la chevalerie célestielle, l’amour humain est condamné au profit de l'amour divin.