Arnaut DanielLa courtoisie s'est incarnée dans l'art raffiné des troubadours des cours méridionales, puis des trouvères de la France du Nord, mais dans deux tonalités différentes.
La
fine amor, cet amour qui exige un long service amoureux jamais certain de sa récompense, est née dans les cours seigneuriales du Midi, en pays de langue d'oc, où se mêlaient les influences de la poésie liturgique latine, des chants populaires, du lyrisme des poètes arabes d'Andalousie. Cet amour est signe de la
cortezia, la courtoisie, qui se caractérise par la
jovenz (les qualités de la jeunesse), le
joi (tantôt compris comme une
joie quasi mystique, tantôt comme un
jeu) et la
mesura (la maîtrise de soi).
Paradoxalement, le premier chantre de l'amour épuré, le premier troubadour, est un grand seigneur débauché et désabusé, Guillaume IX, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers (1086-1127). S'il écrivit des chansons libertines, il évoqua aussi une passion idéale pour une femme si parfaite qu'on peut douter de son existence. Ce n'est pas un hasard si le plus beau mythe amoureux de la poésie des troubadours est celui de l'« amor de lonh », l'amour lointain que Jaufré Rudel, prince de Blaye, éprouva pour la princesse de Tripoli, sans jamais l'avoir vue : il se croisa pour elle et mourut dans ses bras en débarquant en Terre sainte.
Ce que dit la poésie courtoise, au milieu de quelques retours de gaillardises et de désirs brutaux, c'est que la fin de l'amour tue l'amour : le bonheur est dans l'inassouvissement ; il culmine ainsi dans l'épreuve de l'
assag, la chasteté acceptée en présence de la dame nue.
Un art hermétique et variéLe troubadour est un
trouveur, c'est-à-dire un « faiseur de tropes », d'ornements mélodiques et littéraires.
Trobar, en langue d'oc, signifie « trouver », « créer », au sens poétique et musical, car dans l'art du troubadour les deux pratiques sont inséparables. Beaucoup de manuscrits des troubadours sont pourvus d'une notation musicale qui souligne les textes. Souvent le poète s'accompagne lui-même de la vielle. Le trobar connaît divers degrés :
trobar leu (« poésie ouverte »),
trobar clus (« poésie fermée ») hermétique,
trobar ric, qui cultive l'expression rare.
Cet art élaboré s'incarne en une multitude de formes et de genres : la
canso, chanson d'amour qui se termine souvent par un envoi
(tornada) dédiant le poème à une personne désignée par un pseudonyme (le
senhal) ; la
tenson, débat entre plusieurs poètes sur une question de discipline amoureuse ; l'
alba, ou chanson d'aube, qui évoque la séparation des amants au petit jour ; l'
estampida, l'estampie, composée sur un rythme de danse ; le
planh, complainte funèbre ; le
sirventès, pièce polémique et satirique qui s'attaque aussi bien aux ennemis politiques qu'à la décadence de la courtoisie.
Les trouvères : des amoureux doués de raisonLes poètes des pays de langue d'oïl imitèrent d'abord les troubadours : ils leur empruntèrent la grande chanson courtoise en cinq strophes, leurs artifices de versification, leurs sujets. Le premier foyer courtois important dans le Nord fut la cour de Champagne ; suivront les cours et les villes de la Picardie et de l'Artois.
Le répertoire des trouvères s'est bientôt diversifié avec des chansons de croisade, des ballades, des pastourelles, des motets, des rondeaux ; il reprend aussi les thèmes plus anciens des chansons d'histoire et de toile, qui mettent en scène une jeune femme filant sa quenouille et évoquant celui qu'elle aime. D'une façon générale, la courtoisie des trouvères met l'accent sur la
mesure, la modération. Le poète jauge son idéal à l'aune de la raison, en même temps que son accompagnement musical se rapproche de la veine populaire, du rythme de la chanson folklorique.
L'art des trouvères ne disparaîtra pas, il se transformera à travers l'inspiration dramatique et pastorale d'Adam de la Halle (seconde moitié du xiii
e s.) et il se fondra dans la polyphonie virtuose du musicien-poète Guillaume de Machaut (vers 1300-1377) : à cette date, musique et poésie voient diverger leurs destins.